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Gestion de fortune

Détermination du dommage

La détermination du dommage, dans le cadre d’un contrat de gestion de fortune, est une question délicate, et surtout cruciale pour la partie qui entend obtenir réparation. Le Tribunal fédéral a, une nouvelle fois, eu l’occasion de se pencher sur cette question dans un arrêt, non destiné à la publication, rendu le 14 décembre 2012 (4A_481/2012).
Les faits sous-jacents étaient fort simples : un gérant de fortune indépendant s’était chargé de gérer les avoirs d’un client (USD 48’440). Le contrat de gestion était accompagné d’un document, également signé par le client, présentant deux stratégies de placement. La première stratégie était prudente et l’autre plus risquée. Le gérant avait placé la quasi totalité des avoirs de son client (USD 45’870) en actions dénommées « BIDU », émises par une entreprise de services informatiques active en Chine. Moins de sept mois plus tard, le gérant revendait ces titres, laissant un avoir en compte de seulement USD 11’957, montant que le client a récupéré. Le client a alors ouvert action devant le Tribunal de première instance de Genève en concluant à ce que le gérant soit condamné à lui payer USD 36’490,34 à titre de dommages-intérêts. Le Tribunal lui a partiellement donné raison, condamnant le gérant à lui payer USD 26’688,50. Statuant sur appel et appel joint, la Cour de justice a en revanche annulé le jugement et rejeté l’action. Le client a donc formé recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral, en demandant que le gérant soit condamné à réparer son dommage.
Les deux juridictions cantonales avaient, à raison, considéré que le gérant avait violé ses devoirs contractuels et engagé sa responsabilité en plaçant, sans la moindre diversification, l’entier du capital confié sur une seule valeur. Elles divergeaient en revanche sur la question de la détermination du dommage. Le Tribunal de première instance avait interprété le contrat en ce sens que le gérant aurait dû placer trois quarts du capital confié selon la stratégie prudente et un quart selon la stratégie plus spéculative, ces deux stratégies ayant été envisagées lors de l’attribution du mandat. Il avait dès lors calculé que dans ce cas de figure, la perte n’aurait pas pu excéder USD 7’244,50. La perte effective étant de USD 33’913, le Tribunal avait alors alloué la différence à titre de dommages-intérêts, soit USD 26’688,50. La Cour de justice avait, pour sa part, estimé que dès lors que le marché des actions avait connu une forte diminution des cours sur les principales places boursières du monde entier, dès le 15 septembre 2008, « il eût incombé au [client] d’établir le dommage au moyen d’une comparaison entre le résultat effectivement obtenu par le [gérant] et celui, supposé plus favorable, d’un portefeuille hypothétique de même valeur initiale, géré conformément au contrat, pendant la même période et par un gérant normalement compétent et attentif ». Comme le client n’avait fourni aucune base de comparaison appropriée, la Cour a retenu qu’il n’avait ni allégué ni prouvé les éléments de fait nécessaires à une estimation du dommage selon l’art. 42 al. 2 CO, de sorte qu’il ne pouvait pas obtenir réparation de son dommage.
Le Tribunal fédéral commence par relever que les parties étaient liées par un contrat de mandat de gestion discrétionnaire. La gestion du défendeur ayant engendré une perte en raison d’une gestion déficiente, celui-ci pouvait être poursuivi sur la base de l’art. 398 al. 2 CO.
Notre Haute Cour rappelle ensuite que le dommage en matière contractuelle et délictuelle se calcule selon la théorie de la différence, à savoir la différence entre le montant actuel du patrimoine du lésé et le montant de ce même patrimoine si l’événement dommageable – ou la violation du contrat – ne s’était pas produit. Plus précisément dans le domaine de la gestion de fortune, le Tribunal fédéral a déjà admis que le dommage peut être déterminé selon la méthode décrite par la Cour de justice, c’est-à-dire « par comparaison entre le résultat du portefeuille effectivement en cause et celui d’un portefeuille hypothétique constitué et géré conformément au contrat et pendant la même période ». Cette méthode permet en effet de prendre en considération, à l’avantage du gérant fautif, la perte que le mandant aurait probablement subie aussi avec un gérant consciencieux, par l’effet d’une baisse généralisée des cours dans la période en cause ; cela se justifie car une perte de ce genre ne se trouve pas en lien de causalité avec l’exécution défectueuse du contrat.
On sait que si le préjudice est difficile à chiffrer, le juge peut faire application de l’art. 42 al. 2 CO. Si le lésé peut dès lors bénéficier d’une preuve facilitée, il n’en reste pas moins tenu de fournir au juge tous les éléments de fait qui constituent des indices de l’existence du dommage et qui permettent ou facilitent son estimation. A défaut, l’une des conditions dont dépend l’application de l’art. 42 al. 2 CO n’est pas réalisée, alors même que, le cas échéant, l’existence d’un dommage est certaine. Les conséquences pour le lésé sont alors très graves, puisque celui-ci se trouve déchu du bénéfice de cette disposition. Comme la preuve du dommage n’est pas apportée, le juge doit refuser la réparation.
On constate souvent, dans les litiges portant sur la responsabilité du gérant de fortune, que la partie lésée met toute son énergie à démontrer que ce dernier a violé ses devoirs contractuels par une gestion imprudente ou non conforme aux instructions du client. Du coup, la démonstration du dommage est négligée, voire traitée trop sommairement ou de manière confuse. Or, cela peut conduire à des résultats choquants, le lésé pouvant se voir débouté de sa demande en dommages-intérêts alors que tant la violation du mandat que l’existence d’un dommage sont établis. La présente affaire en offre un exemple saisissant.
Il est dès lors essentiel, pour la partie lésée, de porter une attention toute particulière à la détermination de son dommage. En l’espèce, il fallait prendre en considération la baisse généralisée des cours intervenue à compter du 15 septembre 2008, de telle sorte que le dommage ne pouvait pas être établi autrement qu’au moyen de la méthode comparative. C’est au lésé, partie demanderesse, qu’il incombait d’alléguer une base de comparaison pertinente. Or, l’exemple qu’il avait, semble-t-il, tiré des documents contractuels ne se rapportait qu’à une seule action cotée et n’avait aucun lien avec la période concernée. Il ne constituait dès lors pas une base de comparaison pertinente au vu de la jurisprudence rendue au sujet de l’art. 42 al. 2 CO. C’est donc, pour le Tribunal fédéral, à juste titre que l’action en dommages-intérêts a été rejetée, la preuve du dommage n’ayant pas été apportée.