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Affaire Hildebrand

Solutions alternatives pour éviter les conflits d’intérêts des dirigeants publics

Que l’on croie ou non à l’explication par Philipp Hildebrand des circonstances dans lesquelles sa femme a acheté 500’000 $ le 15 août dernier, la transaction a choqué les Suisses et causé sa démission. Conforme ou pas aux règlements de la Banque nationale, le pari fait par Kashya Hildebrand sur l’affaiblissement – espéré, attendu, réclamé – du franc suisse dont son mari était le premier gardien est inacceptable parce que, en apparence du moins, il paraît exploiter la connaissance de projets dont le secret fut fort bien gardé jusqu’au 6 septembre.
Au-delà de tout raisonnement juridique, la faute morale n’est ni contestable ni contestée. Elle nous rappelle que l’éthique est la mesure à laquelle se juge tout acte et que ce jugement est d’autant plus sévère que les responsabilités de leur auteur sont élevées.
Le droit ne peut pas se substituer à l’éthique, et ce qu’il permet n’est pas nécessairement acceptable. Le bon fonctionnement des institutions exige cependant que les règles encadrant les conflits d’intérêts des dirigeants publics cernent d’aussi près que possible ce qui est acceptable et interdisent ce qui ne l’est pas. Les directives internes de la Banque nationale sur les transactions financières des membres du directoire ont été fortement critiquées, d’abord parce qu’elles restaient cachées alors que leur respect était en débat, et une fois connues parce qu’elles étaient trop permissives.
Les autorités de surveillance de ce pays ont certainement entrepris le réexamen des leurs pour vérifier qu’elles répondent aux attentes exprimées lors de cette crise, et si nécessaires pour les corriger. Et les chancelleries, cantonales ou fédérale, seraient bien avisées de revoir les règles, souvent plus laxistes, qui s’appliquent aux membres des gouvernements et aux plus hauts responsables des administrations.
Mais quels sont les buts poursuivis par ces règles ? Et comment les concevoir pour éviter, d’emblée et de façon prévisible, des comportement inacceptables ou suspects sans interdire aux assujettis de préserver et d’investir leurs économies (ou leur fortune, c’est selon) au mieux de leurs besoins ? Les deux questions sont d’autant plus importantes que, comme le montre l’affaire Hildebrand, les règles en question doivent presque toujours être étendues au conjoint, aux enfants, voire à certains familiers des personnes investies d’une tâche publique.

Résoudre deux conflits d’intérêts

La première raison est ancienne et évidente. La personne investie d’une tâche publique (ou privée, mais on ne parlera ici que des premières) doit agir sans que son jugement soit affecté par ses intérêts personnels, et notamment par ses intérêts financiers. Lorsque ce n’est pas possible, elle doit se récuser. Parfois, la simple apparence que les intérêts personnels d’un dirigeant pourraient l’empêcher de prendre une décision sur des bases objectives peut exiger sa récusation. Mais celle-ci n’est pas toujours possible et les occasions doivent en être aussi rares que possibles. Ainsi, un membre du directoire de la BNS ne peut s’abstenir de participer aux décisions de politique monétaire en raison de l’état de son portefeuille. Les règles qui visent ce premier objectif interdisent de détenir certains biens, certains actifs financiers.
La deuxième justification est à la fois plus récente et de nature plus éthique. Exploiter pour réaliser un gain personnel des informations confidentielles acquises dans l’exercice d’une mission publique est devenu inacceptable, même lorsque ce comportement n’est pas un délit d’initié au sens du code pénal et même si le profit peut n’avoir causé à personne un préjudice. Ici encore, la simple apparence d’un tel comportement peut être intolérable, comme le démontre l’affaire Hildebrand. Ce deuxième but se traduit souvent par l’interdiction de certaines transactions, en tout temps ou durant certaines périodes particulières.
Suivant le domaine d’activité des autorités concernées, la poursuite simultanée de ces deux objectifs peut entraîner des restrictions massives à la gestion du patrimoine personnel et familial. Les politiques poursuivies par la BNS et la FINMA visent principalement les marchés financiers mais elles peuvent aussi, au travers du crédit hypothécaire, affecter le marché immobilier. Sans pousser le raisonnement à l’absurde et exiger des membres de ces institutions qu’ils limitent le placement de leur fortune aux obligations de la Confédération et des cantons, on conçoit facilement que les restrictions d’investissement pourraient dissuader des personnes éminemment qualifiées d’accepter les responsabilités qui comportent de telles restrictions.
Il existe des alternatives à un long catalogue d’interdictions. Il est possible d’offrir aux personnes concernées des choix qui garantissent les objectifs énoncés plus haut tout en contraignant moins, ou différemment, le placement de leurs biens personnels et ceux de leurs proches.

Solutions alternatives

Les deux premières solutions, gestion passive et gestion déléguée, présentent de nombreux points communs.
Une gestion passive des placements financiers suppose une définition anticipée de l’allocation (liquidités/obligations/actions, franc suisse/autres monnaies, etc.), un rééquilibrage automatique selon des règles définies d’avance et un investissement passif ou indiciel des actifs. Une gestion déléguée repose sur un mandat de gestion discrétionnaire dont les paramètres sont définis de manière moins contraignante et qui laisse ainsi une plus grande marge de manœuvre au délégataire. Dans les deux hypothèses, les titulaires des patrimoines concernés sont informés périodiquement, mais doivent s’abstenir de donner des instructions et d’intervenir dans les décisions déléguées. Ils doivent aussi s’abstenir de modifier les paramètres de base au gré des circonstances. La mise en place de ces formes de gestion et les modifications subséquentes doivent être transparentes à l’égard de l’employeur et vérifiées par celui-ci (compliance). Leur mise en œuvre doit être documentée et vérifiable.
La possibilité d’une gestion déléguée figure dans la plupart des règlements que nous avons pu consulter. Mais elle n’est pas toujours suffisante. D’une part, la personne dont la fortune est ainsi gérée continue de connaître la composition de sa fortune. Pour qu’elle ne soit pas entravée dans ses responsabilités publiques, une liste d’exclusions reste nécessaire et peut être longue. D’autre part, le droit suisse du mandat applicable à la gestion déléguée ne permet pas de renoncer valablement au droit de donner des instructions. Plus dangereuses encore que les instructions formelles sont les discussions informelles avec le gérant délégataire. Celles-ci doivent être documentées, mais cette documentation sera rarement complètement concluante, comme le montre l’échange de courriers électroniques reproduit dans la presse ces derniers jours.

Trust aveugle

Ces deux inconvénients sont écartés par la mise en place d’un blind trust. Il s’agit ici d’une forme de gestion déléguée qui exclut tout à la fois l’information du bénéficiaire du trust pendant la durée de son mandat publique et son droit de donner des instructions ou d’émettre des vœux. La solution est plus formalisée et plus coûteuse que le mandat de gestion discrétionnaire de la pratique bancaire suisse. Elle présente des avantages évidents en matière de compliance. Elle répond entièrement aux deux objectifs rappelés plus haut. Elle se justifie pour des dirigeants d’autorités qui jouissent d’un patrimoine appelant une véritable gestion active.
Le Conseil fédéral, interpellé en 2003 quant aux actions d’EMS Chemie détenues par Christoph Blocher et transmises à ses enfants, avait répondu que « la forme juridique du trust n’est toutefois pas prévue par le droit suisse, raison pour laquelle la création d’un blind trust, telle qu’elle a été exigée à plusieurs reprises dans les médias, n’est pas possible. » Cette objection a été définitivement écartée par la Suisse lorsque celle-ci a ratifié, en 2007, une convention internationale garantissant la reconnaissance en Suisse des trusts constitués selon un droit étranger. Enfin, la création d’un trust aveugle selon un droit (anglais ou étatsunien par exemple) n’exige le transfert à l’étranger ni des biens, ni de leur gestion.
Il n’y a pas de panacée aux conflits d’intérêts. Et les meilleures solutions juridiques ne dispensent jamais d’un jugement éthique sur les actes de ceux qui sont investis de la confiance publique. Mais un peu plus de créativité dans la définition des règles et suffisamment de transparence quant à leur mise en œuvre peuvent diminuer le risque que se reproduisent la crise politique et la tragédie personnelle à laquelle nous venons d’assister.
Cette actualité a été publiée dans la page Opinions du journal « Le Temps » du 13 janvier 2012.