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Nouvel arrêt du Tribunal fédéral

Le Tribunal fédéral vient de publier les considérants d’un arrêt du 20 novembre 2008 (4A_302/2008) qui lui a donné l’occasion de rappeler les règles d’interprétation en matière de contrats.
Y., société de droit panaméen, d’une part, et B., prince séoudien, C., autre prince séoudien, et X., actionnaire majoritaire de T., société holding de droit français, agissant conjointement, d’autre part, ont conclu le 14 avril 1993 un contrat de vente (sale agreement), soumis au droit suisse et contenant une clause d’élection de for en faveur des tribunaux genevois, portant sur la moitié du capital-actions de T. qui était cédée à Y. pour le prix de USD 6’000’000.- Par ailleurs, l’acheteur Y. concédait irrévocablement aux vendeurs le droit de racheter les actions pendant les 90 jours suivant la date de conclusion du contrat. Le 16 avril 1993, les parties ont conclu un avenant à leur accord, prévoyant qu’au-delà du délai de 90 jours, Y. peut requérir les vendeurs B., C. et X., obligés conjointement et solidairement, qu’ils rachètent les actions pour le prix de USD 9’500’000.-
Le 15 septembre 1995, T. a été mise en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Bobigny, qui a arrêté le 30 juin 1997 un plan de redressement et déclaré les actions T. incessibles durant dix ans.
Entre le 29 mai 1996 et le 27 juin 1997, Y. a invité à quatre reprises, et sans succès, B. à procéder au rachat des actions T. au prix de USD 9’500’000.- Le 13 juillet 1999, Y. a ouvert action devant le Tribunal de première instance de Genève contre B., C., X. et A., ce dernier étant un conseiller juridique genevois qui avait agi comme intermédiaire dans les négociations ayant abouti à la vente des actions T. La Cour de justice de Genève a rendu le 16 mai 2008 un arrêt condamnant conjointement et solidairement B., C. et X. à verser à Y. la somme de USD 5’900’000.- avec intérêts à 18 % l’an dès le 20 avril 1993. En résumé, la Cour de justice est d’avis que le contrat du 14 mars 1993 et son avenant du 16 mars 1993 sont une construction juridique choisie en raison de l’interdiction du droit musulman de contracter des emprunts avec intérêts et qu’ils constituent en réalité un contrat de prêt assorti d’une cession d’actions à titre de garantie.
X. interjette un recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral, concluant à ce que l’arrêt attaqué soit annulé et à ce que Y. soit déboutée de toutes ses conclusions.
En ce qui concerne l’articulation entre droit de fond et droit de procédure, la situation est intéressante dans la mesure où seul X. a recouru auprès du Tribunal fédéral, l’arrêt de la Cour de justice étant devenu définitif à l’égard de B. et de C. Le Tribunal fédéral rappelle que la condamnation de B. et de C. ne fait pas obstacle à un éventuel rejet de l’action contre X., recherché comme débiteur solidaire de la même obligation. En effet, dans une consorité simple, les actes procéduraux des uns restent sans influence sur la situation juridique des autres. Que B. et C. n’aient pas valablement attaqué leur condamnation est donc sans incidence pour le recourant X.
Sur le fond, cet arrêt donne surtout au Tribunal fédéral l’occasion de rappeler les règles en matière d’interprétation des contrats. Lorsqu’il est amené à qualifier ou interpréter un contrat, le juge doit s’efforcer tout d’abord de déterminer la réelle et commune intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir (article 18 alinéa 1 CO). Si la volonté réelle des parties ne peut pas être établie ou si leurs volontés intimes divergent, le juge doit interpréter les déclarations et les comportements selon la théorie de la confiance – dont l’application est une question de droit que le Tribunal fédéral peut examiner librement (article 106 alinéa 1 LTF). Le Tribunal fédéral peut donc revoir librement le résultat de l’interprétation objective du contrat litigieux, fondée sur le principe de la confiance, à laquelle ont procédé les juges genevois.
Pour le Tribunal fédéral, les parties ont choisi de conclure une vente, combinée avec un droit de réméré de durée limitée et une option de revente illimitée dans le temps. Le fait que le même résultat économique aurait pu être atteint par la conclusion d’un prêt de consommation avec intérêts ne soumet pas pour autant la construction juridique adoptée aux articles 312 et suivants CO. Il s’agit bien plutôt de partir du contenu de l’accord défini par les parties en vertu de leur liberté contractuelle et de rechercher, par interprétation, les droits et obligations découlant du contrat.
Dans le cas d’espèce, Y. pouvait choisir de conserver les actions et de ne pas faire usage de l’option de revente. Les parties ont ainsi atteint un équilibre contractuel qui ne se réduit pas à un prêt avec intérêts. La qualification dans ce sens effectuée par la Cour de justice de Genève ne peut être confirmée. Il convient de s’en tenir aux termes mêmes utilisés dans le contrat du 14 avril 1993 et son avenant du 16 avril 1993, et de retenir la qualification de vente.
L’exercice par Y. de son option de vente supposait qu’elle disposât des actions en tout temps et eût la possibilité de les rétrocéder aux vendeurs simultanément (Zug um Zug) au paiement du prix de vente convenu. Or, depuis fin août 1993, Y. avait transféré les actions à la société R. et n’était donc plus en mesure de disposer des actions lorsqu’elle a exercé son droit d’option à quatre reprises à partir du 29 mai 1996. De plus, lorsque Y. a ouvert action le 13 juillet 1999, les actions étaient frappées d’incessibilité pour dix ans au moins sur la base de la décision du tribunal de commerce de Bobigny du 30 juin 1997. Y. ne dispose donc contre X. d’aucune prétention fondée sur le contrat du 14 avril 1993 et son avenant du 16 avril 1993. Le recours de X. doit donc être admis, et l’action en paiement introduite par Y. contre X. rejetée.
On ne peut qu’approuver la qualification du contrat à laquelle le Tribunal fédéral a abouti. En effet, si la technique de la « double vente » constitue un exemple classique de contournement de l’interdiction de l’intérêt par le droit musulman (cf. LAPORTE, La titrisation d’actifs en Suisse, p. 264, avec exemple et références), le seul élément, dans le cas d’espèce, qui permettait de conclure à une application de cette technique était la nationalité séoudienne de deux des vendeurs, alors même que le contrat était soumis au droit suisse avec élection de for en faveur des tribunaux suisses. Le Tribunal fédéral, en faisant prévaloir les règles d’interprétation prévues par le droit suisse, aboutit à la qualification du prétendu prêt en une vente, conclusion inévitable dans la mesure où l’acheteur (et prétendu prêteur) avait la faculté de ne pas faire usage de son option de revente. Ajoutons que le raisonnement de la Cour de justice, en qualifiant le contrat des 14 / 16 avril 1993 de prêt, revenait à supposer que les parties avaient convenu d’un taux particulièrement usuraire, et à tout le moins peu usuel en matière commerciale, de 58,33 % sur 90 jours, soit 233,33 % l’an.