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LIBOR

Le prêt à intérêts négatifs : un oxymore ?

Le basculement du LIBOR-CHF dans des taux négatifs peut-il contraindre le prêteur à payer des intérêts à l’emprunteur ? En procédant à une interprétation objective d’un contrat de « Certificate evidencing indebtedness », le Tribunal fédéral tranche cette question par la négative en soulignant le caractère en principe onéreux du prêt commercial (arrêt 4A_596/2018 du 7 mai 2019, destiné à la publication).

En 2006, une commune genevoise emprunte CHF 100 Mios à une banque. Les parties conviennent que le prêt porte intérêt au taux LIBOR-CHF à six mois, augmenté d’un taux fixe de 0.0375 % par an.

En janvier 2015, l’introduction d’un taux d’intérêt négatif et l’abolition du taux plancher CHF-EUR par la BNS ont pour conséquence le basculement du LIBOR-CHF dans des taux négatifs. L’emprunteuse demande alors à la banque de lui payer des intérêts, de tels taux négatifs impliquant selon elle une inversion du flux de paiement des intérêts. La banque rejette la demande et affirme que le contrat ne prévoyait aucun paiement d’intérêts à sa charge en faveur de l’emprunteuse.

Le Tribunal de première instance et la Cour de justice rejettent la demande en paiement de plus de CHF 700’000.- déposée par l’emprunteuse. Selon la Cour de justice, les parties n’avaient pas prévu l’éventualité d’un taux négatif. À l’aide d’une interprétation objective du contrat selon le principe de la confiance, la Cour considère que les parties ne pouvaient pas, de bonne foi, envisager un retournement de l’obligation de paiement des intérêts de l’emprunteuse à la banque (ACJC/1258/2018 du 17 septembre 2018).

Saisi par l’emprunteuse, le Tribunal fédéral procède à un examen minutieux de la notion d’intérêt dans le cadre d’un prêt de consommation (art. 312 CO). Alors qu’en matière civile le prêt est présumé gratuit (art. 313 al. 1 CO), il est présumé onéreux en matière commerciale, sauf si les parties en ont disposé autrement (art. 313 al. 2 CO). L’intérêt constitue alors la compensation de la mise à disposition d’un certain capital à l’emprunteur pendant la durée du prêt.

L’intérêt négatif ne correspond pas à la notion juridique de l’intérêt. En effet, il créerait une inversion des flux de paiement : le prêteur rétribuerait l’emprunteur. L’intérêt négatif est-il ainsi compatible avec l’essence même du contrat de prêt onéreux ?

Pour trancher cette question, le Tribunal fédéral expose les trois différentes conceptions, en se référant notamment à la doctrine allemande et française.

La première approche prône le fait que le taux d’intérêt global ne saurait être inférieur à la marge de la banque. Ainsi, le prêteur bénéficierait dans tous les cas de l’intérêt fixe (la marge), même si l’intérêt variable (p.ex. le LIBOR) avait un taux négatif.

La deuxième approche considère qu’en cas de taux d’intérêt négatif, la marge peut être réduite à néant. Ainsi, aucune des parties ne doit d’intérêt à son cocontractant.

Enfin, la troisième approche soutient que le taux d’intérêt global peut être négatif avec, pour conséquence, que le prêteur doit payer des intérêts à l’emprunteur.

En l’espèce, le contrat ne prévoit pas les conséquences d’un taux LIBOR négatif. Les dispositions contractuelles se réfèrent expressément au paiement d’intérêts par l’emprunteuse en faveur de la banque. De plus, les parties ne pouvaient pas prévoir un taux d’intérêt négatif lors de la conclusion du contrat en 2006, soit huit ans et demi avant que la BNS n’introduise un taux d’intérêt négatif.

Par ailleurs, le caractère onéreux du prêt doit s’apprécier au regard de la durée totale du prêt, à moins que le contrat règle spécifiquement le calcul des intérêts en prévoyant des périodes d’intérêts déterminées. En l’espèce, les parties sont convenues du paiement d’intérêts à intervalles semestriels, paiement qui constitue la contreprestation de la mise à disposition par la banque d’un capital. Réduire à néant les intérêts, même durant un seul semestre, ôterait ainsi le caractère onéreux du prêt expressément prévu par le contrat.

Une interprétation objective du contrat ne permet donc pas de retenir une inversion des flux de paiement en cas de taux LIBOR négatif. Contrairement à ce qu’a retenu la Cour de justice, le Tribunal fédéral souligne que la banque semble encore avoir droit à la marge de 0.0375 % par an. La banque n’ayant pas déposé de demande reconventionnelle, le Tribunal fédéral laisse néanmoins la question ouverte.

L’emprunteuse n’a donc pas droit au paiement d’intérêts. Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours de la commune genevoise.

Bien que le Tribunal fédéral ne se prononce pas expressément sur l’approche devant prévaloir dans toutes les situations où les parties n’auraient pas prévu ou réglé la question des taux d’intérêt négatifs, il semble que la situation du cas d’espèce pourra s’appliquer à de nombreuses autres situations. En effet, dès qu’un prêt est commercial, il est réputé onéreux. Or l’intérêt négatif ôte ce caractère onéreux en créant une inversion des flux de paiement. De plus, le Tribunal fédéral souligne précisément que l’intérêt négatif ne constitue pas un intérêt au sens juridique du terme. Partant, l’intérêt négatif ne semble pas compatible avec l’essence même du contrat de prêt onéreux, à moins que les parties n’en disposent autrement (pour une analyse plus nuancée, cf. le commentaire du Prof. Rashid Bahar).

À noter que la Financial Conduct Authority britannique a annoncé la possible fin du LIBOR en 2021. En raison de ce changement, la FINMA a publié en décembre 2018 une communication sur les risques juridiques, les risques d’évaluation et les risques d’impréparation opérationnelle liés à l’abandon possible du LIBOR. Elle recommande notamment de préparer la transition des contrats reposant sur le LIBOR vers d’autres taux de référence. La BNS, qui vient d’abandonner le LIBOR au profit de son propre taux directeur, a élaboré, avec SIX Swiss Exchange, le Swiss Average Rate Overnight (SARON). Ce taux pourrait constituer un substitut au LIBOR pour le franc suisse. Certains auteurs critiquent néanmoins cette solution et proposent un exemple de clause à intégrer aux contrats avant la fin du LIBOR.