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Contrat de travail

La clientèle fidèle au gestionnaire… infidèle ?

Un gérant de fortune viole-t-il son devoir de fidélité et sa prohibition de concurrence s’il invite ses clients à le suivre dans sa nouvelle banque ? Le Tribunal fédéral se penche sur cette question dans un arrêt 4A_116/2018 du 28 mars 2019.

Un gérant de fortune est employé par une banque genevoise. Son contrat de travail contient une clause qui lui interdit d’entretenir des « relations d’affaires bancaires » avec les clients de la banque pendant une période de trois ans dès la fin des rapports de travail.

À la suite du départ à la retraite du gérant, les rapports de travail entre l’employé et la banque prennent fin au 31 décembre 2012.

Le 1er janvier 2013, le gérant informe ses anciens clients du fait qu’il exerce désormais ses activités dans une nouvelle banque. En outre, le gérant leur propose un modèle de courrier facilitant le transfert de leurs avoirs auprès de celle-ci. Entre le 7 janvier et le 26 février 2013, quinze clients demandent alors le transfert de leurs avoirs auprès de la nouvelle banque.

La première banque actionne son ancien employé au paiement de CHF 1’000’000.- plus intérêts. Cette somme correspondrait au revenu annuel (commissions de gestion et frais de courtage notamment) perdu par la banque du fait du départ de quinze clients du gérant vers la nouvelle banque. Tant le Tribunal des prud’hommes que la Cour de justice déboutent la banque (CAPH/7/2018). En effet, les deux instances cantonales considèrent que le gérant n’a pas violé son devoir de fidélité et que la clause de non-concurrence n’était pas valable. Non satisfaite de la décision, la banque recourt au Tribunal fédéral.

L’art. 321a CO prévoit que le travailleur doit sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de l’employeur (al. 1). Pendant la durée du contrat, il ne doit pas utiliser ni révéler des faits destinés à rester confidentiels, tels que les secrets de fabrication et d’affaires dont il a pris connaissance au service de l’employeur ; il est tenu de garder le secret même après la fin du contrat en tant que l’exige la sauvegarde des intérêts légitimes de l’employeur (al. 4).

Sous cet angle, le Tribunal fédéral rappelle sa jurisprudence, selon laquelle la connaissance de la clientèle ne saurait aucunement constituer l’un des secrets particuliers que le travailleur devrait garder même après la fin du contrat de travail. En outre, il estime qu’il est légitime pour un employé d’entreprendre des préparatifs avant la fin de son contrat de travail pour autant qu’il respecte son devoir de fidélité qui lui interdit de commencer à concurrencer son employeur, de débaucher des employés ou de détourner de la clientèle avant la fin de la relation de travail. Tel fut le cas en l’espèce, le gérant ayant adressé la lettre à ses clients le 1er janvier 2013, soit après la fin de son contrat de travail, ce qui ne constitue donc pas une violation de son devoir de fidélité.

En vertu de l’art. 340 al. 2 CO, la prohibition de faire concurrence n’est valable que si les rapports de travail permettent au travailleur d’avoir connaissance de la clientèle et si l’utilisation de telles connaissances est de nature à causer à l’employeur un préjudice sensible. Le Tribunal fédéral rappelle qu’il doit exister une relation de causalité adéquate entre les connaissances acquises et le risque de causer un préjudice sensible à l’ancien employeur.

Lorsque les prestations fournies par le travailleur aux clients sont surtout caractérisées par ses capacités personnelles, une clause de prohibition de concurrence fondée sur la connaissance de la clientèle n’est pas valable. Tel est le cas si les clients attachent plus d’importance auxdites capacités qu’à l’identité de l’employeur. Dans une telle situation, lorsque le client se détourne de l’employeur pour suivre l’employé, le préjudice pour l’employeur résulte des capacités personnelles de l’employé et non pas simplement du fait que celui-ci a eu connaissance du nom des clients.

Le Tribunal fédéral considère que les liens qu’entretient un gérant de fortune avec son client sont caractérisés par un rapport de confiance particulier, à l’instar d’une relation entre un médecin et son patient, ou un avocat et son client. En l’espèce, un tel rapport de confiance et un lien personnel existaient bien s’agissant des prestations fournies par le gérant à ses clients.

En particulier, tous les clients concernés ont mis en évidence la confiance absolue que leur inspirait leur gérant et leur souhait qu’il continue à s’occuper de la gestion de leur patrimoine. En effet, les clients ont expliqué qu’ils ont suivi le gérant vers la nouvelle banque, car ils accordaient plus d’importance à la personne du gérant qu’à la banque dépositaire.

Par conséquent, en raison de l’importance prépondérante des capacités personnelles du gérant, le Tribunal fédéral considère que la clause de non-concurrence n’est pas valable.

Se pose alors la question de l’efficacité d’imposer de telles clauses aux gérants de fortune, tant cet arrêt donne l’impression de vider la clause de non-concurrence de son sens. Au-delà des connaissances techniques s’agissant des produits et fonds de placements, compétences juridiques en matière de fiscalité et « compliance », est-ce que l’on n’attend pas surtout du conseiller qu’il soit dévoué et attentionné, de manière à comprendre et combler son client ? À suivre le raisonnement du Tribunal fédéral, tout gérant de fortune qui entretient une relation de confiance avec ses clients échapperait ainsi à une éventuelle clause de non-concurrence.